En cette année internationale des agricultures familiales, Zacharie Mechali, expert agronome à l’AFD, nous explique en quoi cette agriculture, souvent méprisée par les gouvernements, joue un rôle central dans la lutte contre la faim et la préservation de l’environnement.
Et pourquoi la France est très attachée à ce modèle de production.
L’année internationale de l’agriculture familiale vient d’être lancée par MM. Canfin et Le Foll. Pourquoi est-ce important pour la France et pour son action dans les pays du Sud ?
C’est important pour la France car l’exploitation agricole familiale est au cœur de son modèle productif et a permis l’énorme progression de la productivité agricole de ces 60 dernières années.
L’histoire de cette agriculture familiale est bien une « success story », non pas parce qu’elle aurait généré une agriculture « parfaite », sans externalités négatives environnementales ou sociales, mais parce qu’elle permet de montrer une chose sans doute assez universelle : l’entité économique « exploitation familiale », caractérisée par un agriculteur et sa famille qui sont à la fois la force de travail et les propriétaires de l’outil de production, est l’unité d’organisation et de mobilisation du travail/capital optimale pour la production de denrées alimentaires à partir de systèmes vivants (végétaux, animaux, soumis au climat, à l’état des ressources naturelles, etc.).
En d’autres termes, le modèle agricole où le chef d’exploitation vit sur l’exploitation, est ancré dans sa communauté et son environnement, et dispose d’une force de travail mobilisable à tout moment est susceptible de générer des niveaux de productivité par actif (les grandes exploitations familiales de la Beauce en France) ou par hectare (les micro-exploitations familiales des Cévennes) que l’agriculture industrielle ne peut égaler. La France n’est pas exceptionnelle à cet égard. Ailleurs en Europe, en Asie ou en Amérique, l’exploitation familiale est au cœur des trajectoires de développement agricoles.
La démonstration, par l’histoire, de la force et du potentiel productif de l’agriculture familiale est un fil rouge de l’action de la France dans les pays du Sud en matière de développement agricole. Elle nous permet de mobiliser notre expérience des politiques de soutien aux agricultures familiales. Malheureusement, certains gouvernements au Sud doutent encore de la capacité de ces agricultures à se moderniser, comptant plutôt sur les investissements directs étrangers ou des classes urbaines pour semer « en ligne » les milliers d’hectares de cultures nécessaires à l’alimentation des villes en croissance.
En quoi l’agriculture familiale est-elle importante dans la lutte contre l’insécurité alimentaire ?
L’alimentation en quantité et en qualité des ruraux eux-mêmes (qui souffrent paradoxalement le plus de la faim dans le monde) et des urbains peut difficilement se réfléchir à travers une approche maîtrisée et technocratique de planification de grands investissements venant « mettre en production » les terres agricoles des pays qui souffrent de déficits alimentaires, partant du principe que ceux qui y pratiquent déjà l’agriculture le font de manière insuffisamment efficace. Encore une fois, les agricultures les plus productives du monde, et en particulier la nôtre qui a sous-tendu notre révolution industrielle jusqu’à même arriver à des niveaux excessifs d’intensification, reposent sur les rendements et les livraisons de produits alimentaires réalisés individuellement par des exploitations agricoles familiales atomisées de taille et de structures diverses ayant fait, chacune à leur niveau, les choix raisonnés d’allocation de leurs moyens de production. Ces choix et leur impact sur les niveaux de production dépendent non seulement des données complexes de l’environnement de l’exploitation agricole (naturel, social, économique et financier), mais aussi beaucoup des incitations d’une politique publique qui le sécurise plus ou moins vis-à-vis des incertitudes et risques inhérents à la production agricole.
Ainsi, les agricultures familiales jouent un rôle fondamental dans la lutte contre l’insécurité alimentaire dès lors que les gouvernements soutiennent leur développement et leur modernisation, sécurisant leur accès au foncier et à des marchés dont les prix sont relativement stabilisés et rémunérateurs. En outre, la capacité des agriculteurs à transmettre leurs exploitations dignement à leur descendance permet d’éviter que ces actifs ruraux ne migrent vers les périphéries urbaines pour se paupériser et, sans doute, souffrir à leur tour de la faim.
Peut-elle suffire ? Sinon, de quelles autres actions doit-elle être accompagnée ?
Lorsque l’on parle d’agriculture familiale, on ne parle pas de systèmes autocentrés et basés sur l’autoconsommation des ménages agricoles. L’agriculture familiale est avant tout une agriculture de marché, national ou d’export, insérée dans des filières qui transforment et valorisent les produits qui n’ont pas pu l’être au niveau de l’exploitation. Le croisement entre l’aménagement des territoires ruraux (pistes rurales), la conservation du capital naturel nécessaire à l’agriculture (les sols, l’eau, les arbres, la biodiversité), l’amélioration de la qualité de vie des ruraux (eau potable, santé, éducation) et l’organisation des producteurs, l’exploitation agricole, pour dotée qu’elle soit en capital et en travail, ne peut exprimer tout son potentiel.
Ainsi, pour simplifier, une politique agricole équilibrée doit s’intéresser aux structures elles-mêmes (l’accès des agriculteurs au foncier et moyens de production nécessaires), aux territoires ou terroirs dans lesquels elles sont implantées et aux filières permettant l’écoulement des produits et la distribution de la valeur ajoutée agricole.
Quelles sont les phénomènes qui menacent ces agricultures ?
Les situations sont diverses et il est important de relier ces analyses aux contextes des pays où nous intervenons. Cependant, de manière générale, l’un des phénomènes structurels qui menacent ces agricultures familiales est le manque de connaissance et de confiance des gouvernements, souvent dirigés par des élites urbaines, vis-à-vis des potentialités productives des petites et moyennes exploitations familiales, souvent désignées comme archaïques et relevant plus de politiques sociales qu’économiques.
A titre d’exemple, la question foncière est assez emblématique de cette situation : bien des projets agro-industriels, notamment en zone tropicale où les potentialités sont grandes, sont planifiés sur de vastes surfaces (milliers d’hectares), parfois considérées comme « vides », en se préoccupant insuffisamment de leurs usagers (que vont-ils devenir et combien d’emplois sont ainsi supprimés ?) et de leurs usages (quelle productivité et, surtout, quel potentiel et à quel coût l’exprimer ?). Ce phénomène s’appelle « l’accaparement foncier » ou le « land grabbing » et constitue l’une des menaces au maintien et au développement de l’agriculture familiale.
Evidemment, ces postures politiques ne sont pas de la seule responsabilité des gouvernements du Sud mais sont, bien souvent, la traduction nationale de contraintes et d’engagements pris dans le cadre de négociations internationales qui limitent ces gouvernements dans leur capacité à mettre en place les politiques publiques dont nous parlions plus haut.
Quelles actions peut-on mener – et mène-t-on – pour soutenir l’agriculture familiale ? Qu’est-ce qui est le plus efficace ? Que pourrait-on imaginer d’autre ?
Ici encore, les actions sont multiples et elles doivent partir d’une connaissance des situations et des pratiques existantes dans les territoires d’intervention.
Néanmoins, le soutien aux agricultures familiales peut se réfléchir selon les axes suivants :
- Reconnaître qu’elles existent et qu’elles ont un rôle central à jouer dans l’avenir agricole des pays. Cela veut dire, d’abord, ne pas nier leur existence en autorisant, par exemple, l’allocation de leurs terres à des investisseurs (en général des urbains du même pays) promoteurs de projets agro-industriels de plus ou moins grande taille. Cela veut dire ensuite mettre en place des incitations et services dirigés vers les exploitations familiales et accompagnant leur modernisation. A titre d’exemple, le Cameroun a développé sur l’ensemble de son territoire un « package » intéressant résolument tourné vers le soutien aux exploitations familiales combinant formation professionnelle et insertion des jeunes agriculteurs et mise en place d’un dispositif de conseil en gestion auprès des groupements de producteurs (financement AFD à travers le C2D).
- Favoriser la constitution de groupements de producteurs, coopératives et syndicats qui sont universellement les moyens de faire des économies d’échelle en amont des exploitations (acheter en commun des intrants), à l’aval (commercialiser), d’organiser des solidarités (accès au crédit), de se mécaniser (coopératives d’utilisation du matériel agricole) et de faire entendre sa voix. L’appui aux organisations agricoles est une dimension récurrente des projets agricoles financés par l’AFD que ce soit sous la forme de coopératives de producteurs, de centres d’économie rurale (Bassin du Fleuve Sénégal), d’associations d’usagers de l’eau autour de périmètres irrigués au Maghreb, etc…
- S’intéresser aux territoires ruraux, environnement de la production agricole. Les projets de territoire sont également un puissant outil pour stabiliser et faire prospérer l’activité agricole, en combinant le nécessaire accès aux services de base des populations rurales et des actions structurantes permettant le développement des filières économiques (routes, marchés, abattoirs, etc.). Ces projets, lourds en investissement, représentent une part importante du portefeuille agricole et rural de l’AFD. On peut citer la Mauritanie et son projet de Valorisation des initiatives de croissance régionales équitables (VAINCRE) qui prévoit un soutien aux communes rurales pour non seulement intervenir sur l’accès à l’eau, l’éducation et la santé, mais aussi sur la structuration des filières pastorales (abattoirs, parcs de vaccination) ou céréalières (petits moulins).
- S’intéresser aux terroirs, substrats de la production agricole et de sa diversité. L’expérience française est aussi emblématique dans sa capacité à valoriser les spécificités des produits agricoles, liées à leur territoire de production, dans le but de faire évoluer leur qualité et la valeur ajoutée retenue par les exploitations agricoles. Les dynamiques permises au Sud par le cadre légal des Indications géographiques protégées (IGP), largement appuyées par l’AFD (poivre de Kampot au Cambodge, Café des Bolovens au Laos, Huile d’Olive en Palestine ou en Tunisie, etc.), montrent tout l’intérêt de ces approches pour la valorisation économique des savoir-faire des agricultures familiales.
Avec l’Agence Française de Développement,