Notre planète compte aujourd’hui 66 millions de personnes déplacées de force, dont 26 millions de réfugiés qui ont fui leur pays et 40 millions d’individus déplacés à l’intérieur de leur pays.
Cette crise inédite depuis la Seconde Guerre mondiale touche particulièrement la région du Moyen-Orient. Plus de la moitié de la population syrienne a dû quitter le pays, pour se réfugier principalement dans les États voisins : le Liban et la Jordanie accueillent plus d’un million de réfugiés chacun, et la Turquie 3,2 millions, tandis que l’Europe compte un million de demandeurs d’asile. À cela s’ajoute la masse des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays : 6,3 millions de Syriens, 5,4 millions d’Iraquiens depuis 2014, 2 millions de Yéménites et plus de 300 000 Libyens.
Ces déplacements massifs de populations possèdent une dynamique économique propre caractérisée par un volume considérable de dépenses publiques et de fonds consacrés à l’aide humanitaire et au développement, ainsi que par les flux monétaires issus des activités de subsistance des réfugiés. Ils se prêtent aussi à des trafics illicites, de la traite des êtres humains à la contrebande de marchandises, ainsi qu’à l’essor d’une criminalité qui vise les populations déplacées et souvent les communautés d’accueil. Comme dans toute activité économique aujourd’hui, la technologie y occupe une place grandissante.
L’accessibilité des téléphones portables bon marché, smartphones inclus, l’élargissement de l’accès à l’internet, les médias sociaux et les innombrables applications mobiles font que la connectivité devient de plus en plus indispensable. D’après l’ONG Mercy Corps, « cela ne signifie pas que l’aide conventionnelle sous forme de nourriture, d’eau et de médicaments n’est plus vitale, au contraire, mais dans cette crise, tout particulièrement, il se trouve que la technologie et l’information sont des vecteurs puissants et efficaces dans l’apport de cette aide ». Effectivement, le numérique ne se contente pas de répondre aux besoins humanitaires premiers, il est utile à l’éducation, la santé, l’emploi et aux démarches administratives. Cette évolution incite à repenser le soutien à apporter aux personnes déplacées et aux communautés d’accueil.
Il est pratiquement impossible de se tenir à jour de toutes les applications et technologies numériques concernées, mais on peut parvenir à en cerner les usages les plus courants. Dans une publication intitulée The Importance of Mobile for Refugees, l’association GSMA , qui représente les opérateurs de téléphonie mobile et autres entreprises du secteur à travers le monde, dénombre cinq catégories d’usage. Le premier concerne la connectivité, à savoir l’accès et le recours des populations réfugiées et déplacées dans leur pays à ces technologies, ainsi que leur accessibilité financière. Le deuxième usage concerne les outils et plateformes numériques, tels que les applications de traduction instantanée et les nombreuses solutions qui fournissent une aide plus large à l’intégration. Le troisième, les outils de reprise de contact familial comme les services RapidFTR de l’UNICEF et Refunite proposés par Refugee United . Quatrième usage : les applicationséducatives, avec, entre développeurs, Coursera , Google, Microsoft et Pearson. L’université du Massachusetts observe une multiplication des programmes d’éducation privés en faveur des réfugiés, dont 49 % à caractère technologique, face à laquelle les donateurs et pouvoirs publics ont du mal à suivr). Les outils de subsistance et l’argent mobile constituent un cinquième usage essentiel, tant l’utilisation massive de la technologie mobile modifie la façon dont l’aide est fournie, à l’image des transferts en espèces numériques , avec parfois le recours au système Blockchain, indissociable du bitcoin, qui garantit la sécurité de l’identification. Les services d’argent mobile ne sont pas toujours disponibles dans le contexte des populations réfugiées ou déplacées ; il existe toutefois des applications plus accessibles d’aide à l’emploi ou au logement ou encore de soutien à l’entrepreneuriat.
Techfugees, un groupe de bénévoles qui coordonne la mobilisation de la communauté technologique internationale en réponse aux besoins des réfugiés, articule également ses travaux autour de cinq axes privilégiés, à savoir : l’infrastructure et la nécessité d’assurer l’accès à l’internet, à l’instar de Geecycle qui se consacre à la collecte de téléphones usagés ; l’éducation avec sa large palette d’outils et d’applications ; les questions liées à l’identité des réfugiés, qui bénéficient entre autres du système d’identification mondial mis au point par Microsoft et Accenture, élargies à la reconnaissance des diplômes, des certificats, etc. ; la santé avec, par exemple, la réalisation d’analyses médicales de base à partir d’une caméra de téléphone grâce à l’application LUCAS de l’université de Californie à Los Angeles et l’existence de multiples applications dédiées à la santé mentale et au soutien psychologique, telles que le programme Karim ou encore le Crisis Info Hub; et, enfin, l’inclusion, axée sur les moyens de subsistance et l’intégration.
La technologie, qui est à la base de grandes bases de données qui permettent de recenser et suivre les populations en situation de déplacement forcé — comme celles de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), de l’Union européenne ou des autorités nationales— facilite hélas aussi les activités illégales, comme le trafic des êtres humains, la contrebande et la criminalité organisée. Par ailleurs, les initiatives de maintien de l’ordre concernant les populations déplacées font de plus en plus appel à la technologie, tout comme le renforcement des frontières.
Les drones sont un autre exemple de technologie qui se développe rapidement. Le HCR cartographie les populations déracinées et évalue leurs besoins au moyen d’aéronefs télépilotés. Ce type d’engin permet aussi de suivre les demandeurs d’asile en mer Méditerranée et en mer Égée et de leur apporter secours. D’autres initiatives moins spectaculaires ont recours aux drones pour relier les camps de réfugiés et les populations déplacées à un réseau Wi-Fi . Ces appareils joueront bientôt un rôle croissant dans la fourniture d’une aide humanitaire, notamment aux populations déplacées à l’intérieur de leur pays, qui sont souvent plus isolées que les réfugiés. Ils sont même testés pour le transport de personnes : peut-être, verrons-nous bientôt des secouristes acheminés et des blessés évacués par voie aérienne.
D’autres technologies plus simples et improvisées sont également exploitées. Les Syriens déplacés dans leur pays produisent du diesel à partir de sacs et déchets en plastique portés à ébullition pendant douze heures dans des fourneaux en métal et en pierre, puis distillés pour propulser des véhicules ou alimenter des générateurs, par exemple. Les téléviseurs, les radios, les téléphones et les ordinateurs portables se rechargent par pédalage électrique ; les panneaux solaires, dont certains sont fabriqués en Syrie, foisonnent, tout comme les éoliennes de fortune. Les Yéménites ont adopté les panneaux solaires en masse : les modèles proposés à 21 dollars permettent d’alimenter deux à trois ampoules, les installations familiales vendues 80 dollars assurent l’éclairage et le fonctionnement d’un lave-linge et d’un téléviseur et certains filtres à eau sont solaires. Tous ces équipements stimulent la croissance d’un nouveau secteur économique. La production décentralisée d’une source d’électricité renouvelable dans les camps ou les camps de regroupement de populations déplacées de force peut également apparaître comme opportune sur le plan politique. Les systèmes classiques pourraient en effet laisser accroire l’idée d’une situation permanente, qui serait politiquement inacceptable. Certaines centrales solaires sont plus importantes, comme celle du camp de Zaatari en Jordanie, financée par l’Allemagne et bénéficiant à 80 000 réfugiés syriens.
Ces technologies ouvrent à la fois de nouveaux possibles et changent la manière dont l’aide humanitaire et l’aide au développement parviennent aux populations déplacées et aux communautés d’accueil. L’accès à l’internet, aux téléphones portables et à d’autres technologies fait partie intégrante de l’aide apportée tout comme la promotion de petites installations décentralisées de production d’électricité et d’autres prestations de services et marchés limités à un territoire. Ces évolutions nécessitent une coopération plus étroite avec le secteur privé et les acteurs locaux. Les appareils d’État et les structures qui régissent les organismes bailleurs de fonds devront gagner en souplesse et maîtriser les technologies, lorsqu’il s’agira de rectifier un dispositif, comme l’autorisation d’une utilisation plus large des ondes et de l’espace aérien, même si leurs prérogatives en la matière sont moindres. Ils devront également se conformer à une approche basée sur le droit, en mettant l’accent sur la confidentialité des données et en garantissant aux plus vulnérables de n’être pas exclus des progrès technologiques