L’Afrique et ses guerres qui n’en finissent pas, Pourquoi certains conflits semblent ne jamais cesser.

Laurent Nkunda, aujourd'hui emprisoné au Rwanda (2012)

Laurent Nkunda, aujourd'hui emprisoné au Rwanda (2012)
Pourquoi certaines des guerres les plus sanglantes et brutales du continent africain semblent-elles ne jamais vouloir se terminer? La raison est simple: ce ne sont pas vraiment des guerres. Du moins pas au sens commun du terme. Les combattants n’ont ni idéologie ni objectifs clairement définis. Prendre le pouvoir dans les capitales ou les grandes villes? Ce n’est pas ce qui les intéresse.

Ils préfèrent en fait la brousse, les crimes y sont plus faciles à perpétrer. Les rebelles d’aujourd’hui ne cherchent pas particulièrement à rallier des partisans: ils volent plutôt les enfants des autres, leur collent une Kalachnikov ou une hache entre les mains et les laissent tuer pour eux. C’est ainsi que se déroulent certains des conflits les plus inextricables du continent, depuis les criques pleines de rebelles du delta du Niger au brasier de la République démocratique du Congo.

Nous assistons au déclin du mouvement de libération de l’Afrique tel que nous le connaissions jusqu’à présent et au développement de quelque chose de plus sauvage, moins bien organisé, plus violent et plus difficile à cerner. Si vous voulez appeler cela une guerre, d’accord. Mais la pandémie qui gagne l’Afrique n’est en réalité que du banditisme opportuniste et lourdement armé. Mon travail de chef du service Afrique de l’Est au New York Times est de couvrir douze pays. Mais je passe en fait mon temps plongé dans ces guerres qui n’en sont pas vraiment.

Prédateurs et sadiques

J’ai assisté — souvent de bien trop près — à la transformation des combats de soldat contre soldat (désormais rares en Afrique) à soldat contre civil. La plupart des combattants africains d’aujourd’hui ne sont pas des rebelles attachés à une cause; ce sont des prédateurs. Ce qui explique pourquoi on en arrive à des atrocités comme cette épidémie de viols dans l’Est du Congo. Ces dernières années, des groupes armés ont sexuellement agressé des centaines de milliers de femmes, souvent de façon si sadique que les victimes sont incontinentes à vie.

Y a-t-il un intérêt militaire ou politique à pénétrer une femme avec un fusil d’assaut et appuyer sur la détente? La terreur est devenue un but plutôt qu’un moyen.

C’est la même histoire dans quasi toute l’Afrique. Près de la moitié des 53 pays du continent sont le théâtre d’un conflit actif ou récemment terminé. Les endroits calmes comme la Tanzanie sont des exceptions; même l’accueillant et très touristique Kenya a sombré dans la violence en 2008. Rien que dans la douzaine de pays que je couvre, on totalise plusieurs dizaines de milliers de civils tués tous les ans. Plus de 5 millions de personnes sont mortes au Congo depuis 1998, d’après une estimation de l’International Rescue Committee.

Certes, la plupart des conflits d’indépendance de la génération précédente étaient également sanglants. La rébellion du Sud-Soudan, qui a duré plusieurs décennies, aurait coûté plus de 2 millions de vies. Mais il n’y a pas que les chiffres qui donnent froid dans le dos, il y a surtout les méthodes, les objectifs, et les dirigeants qui les définissent. Yoweri Museveni, le chef de la guérilla en Ouganda dans les années 1980, motivait ses rebelles en leur expliquant qu’ils étaient sur le point de bâtir une armée nationale populaire. Museveni est devenu président en 1986, il est toujours en fonction. (Ça c’est un autre problème.) Mais ses mots sonnent franchement nobles comparés à ceux de Joseph Kony, le principal rebelle du pays aujourd’hui — qui ordonne simplement de tout brûler.

Même si l’on pouvait persuader ces hommes de sortir de la jungle et de s’asseoir à la table des négociations, je ne vois pas ce qui pourrait leur être offert. Ils ne veulent pas de ministères ou de terres à gouverner. Leurs armées sont souvent composées d’enfants traumatisés, dont l’expérience et les compétences (si on peut appeler ça comme ça) sont totalement inadaptées à la vie civile. Tout ce qu’ils veulent c’est de l’argent, des armes, et le droit de tout saccager. Et ils ont déjà les trois.

Alors, comment voulez-vous négocier?

Pourparlers stériles

La réponse est simple: il n’y a pas de négociations. La seule façon d’arrêter vraiment les rebelles d’aujourd’hui est de capturer ou tuer leurs chefs. La plupart de ceux-ci ne sont que des personnalités dérangées et leurs organisations disparaîtraient très probablement avec eux. C’est ce qui s’est passé en Angola quand Jonas Savimbi, chef rebelle et trafiquant de diamants, a été abattu: sa mort a mis fin à l’un des plus intenses conflits de la Guerre froide.

En 2006 au Liberia, à la minute où Charles Taylor, le chef de guerre devenu président, a été arrêté, c’en était fini de cet effroyable spectacle d’enfants de 10 ans assassinant la population cachés derrière des masques d’Halloween. Combien de dollars, d’heures et de vies ont été gâchés dans des séries de pourparlers stériles qui ne parviennent jamais à un tel résultat? On pourrait en dire autant des poursuites pour crimes contre l’humanité contre les chefs rebelles devant la Cour pénale internationale. La perspective d’un procès motive peu les chefs de guerre à cesser de se battre.

Comment en est-on arrivé là? C’est peut-être de la pure nostalgie, mais il me semble que les rebelles africains d’antan avaient un peu plus de classe. Ils se battaient contre le colonialisme, la tyrannie ou l’apartheid. Les insurrections victorieuses étaient souvent menées par un chef à la rhétorique persuasive, charmant et intelligent. Des hommes comme John Garang, qui a dirigé la rébellion au Sud-Soudan avec son Armée populaire de libération du Soudan. Il compte parmi les rares chefs de guérilla à avoir gagné pour son peuple. Grâce à sa ténacité notamment, un référendum sera organisé l’an prochain au Sud-Soudan pour faire sécession du Nord.

John Garang est mort dans un accident d’hélicoptère en 2005, mais les gens parlent toujours de lui comme d’un dieu. Sans lui malheureusement, la région semble abandonnée par Dieu. J’ai parcouru le Sud-Soudan en novembre pour comprendre comment les milices ethniques qui se sont formées suite au nouveau vide de pouvoir se sont mises à massacrer des civils par milliers.

Des chefs charismatiques aux guérilleros sans vision

Même Robert Mugabe, le dictateur du Zimbabwe, était autrefois un guérilléro doté d’un plan. La Rhodésie était gouvernée par la minorité blanche: il en a fait le Zimbabwe, dirigé par la majorité noire. Puis il a transformé son pays en l’une des économies les plus dynamiques et diversifiées du sud du Sahara. Ca, c’était pendant sa première décennie de pouvoir. Son statut de héros de guerre et l’aide qu’il a apportée aux autres mouvements de libération africains dans les années 1980 expliquent largement pourquoi beaucoup de dirigeants du continent hésitent à le critiquer aujourd’hui, même s’il a conduit le Zimbabwe en enfer.

Ces hommes sont les reliques de chair et d’os d’un passé dont il ne reste pas grand chose. Le très éduqué John Garang et le vieux Mugabe n’ont quasi rien en commun avec les chefs rebelles d’aujourd’hui, des guérilleros sans vision. Parmi ce qui a changé en une génération: le monde lui-même. La fin de la Guerre froide a provoqué le chaos et l’effondrement de certains Etats. Des pays jadis vus comme des dominos qui ne devaient pas tomber et dans lesquels les grandes puissances s’impliquaient sont devenus soudain sans intérêt. (A l’exception bien sûr des ressources naturelles, qui ont pu continuer à être achetées toujours aussi facilement, et à bon prix, à divers groupes armés.)

Subitement, la seule chose dont vous aviez besoin pour avoir du pouvoir était une arme, et il s’est avéré qu’il en circulait partout. Des AK-47 et des munitions bon marché ont plu du bloc de l’Est éclaté jusqu’à dans les coins les plus reculés d’Afrique. Une opportunité parfaite pour des hommes charismatiques et sans grande morale.

Des revendications légitimes aux effusions de sang avides de profit

Le Congo a connu des dizaines d’hommes comme ça depuis 1996, date à laquelle les rebelles se sont insurgés contre Mobutu Sese Seko, le dictateur à la toque de léopard, probablement l’homme le plus corrompu dans l’histoire de ce continent le plus corrompu. Après la chute de Mobutu, personne n’a vraiment reconstruit d’Etat. Dans l’anarchie qui a alors régné, les chefs rebelles se sont taillé des fiefs riches en or, diamants, cuivre, étain et autres minerais. Parmi ces dangereux profiteurs: Laurent Nkunda, Bosco Ntaganda, Thomas Lubanga, des commandants Maï-Maï, des génocidaires rwandais, et les dirigeants complètement fous d’un groupe des plus cruels appelé «les Rastas».

J’ai rencontré Laurent Nkunda en 2008, dans sa planque dans la montagne, après avoir escaladé des heures durant une route boueuse jalonnée de soldats au visage d’enfant. J’ai eu droit à une envolée lyrique de ce général tout maigre sur l’oppression de la minorité tutsie qu’il dit représenter, mais son poil s’est hérissé lorsque je lui ai parlé des taxes dignes d’un chef de guerre qu’il imposait et de toutes ces femmes violées par ses soldats. Mes questions n’ont toutefois pas eu l’air de le perturber beaucoup et il a vite retrouvé sa bonne humeur. Sa ferme comptait de nombreuses chambres d’amis, alors pourquoi ne suis-je pas resté pour la nuit?

Laurent Nkunda n’a pas complètement tort quand il parle du désordre qui règne au Congo. Les tensions ethniques sont une des raisons du conflit, au même titre que les disputes territoriales, les refugiés et les interférences des pays voisins. Mais ce que j’ai fini par comprendre dans ces Etats défaillants ou sur le point de l’être, c’est la rapidité avec laquelle des revendications légitimes dégénèrent en effusions de sang avides de profit. On se révolte aujourd’hui au Congo contre l’exploitation des ressources naturelles, et dans ce contexte, un vague sentiment anti-gouvernemental se transforme en prétexte pour voler des biens publics.

Les nombreuses richesses du Congo appartiennent aux 70 millions de Congolais, mais durant les 10 ou 15 dernières années, ces trésors ont été piratés par une vingtaine de commandants rebelles pour acheter encore plus d’armes et causer toujours plus de dégâts.

Plus besoin de ralliement populaire

Exemple probablement le plus troublant de ces guerres à l’africaine: l’Armée de résistance du seigneur (LRA), un mouvement rebelle né dans le Nord de l’Ouganda dans l’anarchie des années 1980. Comme les gangs du pétrolifère delta du Niger, la LRA avait à l’origine des revendications légitimes — à savoir la pauvreté et la marginalisation des terres de l’ethnie Acholi. Le dirigeant du mouvement, Joseph Kony, était un jeune illuminé qui s’exprimait dans un drôle de langage, un soi-disant prophète ayant embrassé les Dix commandements. Rapidement, il les a tous enfreints. Il a utilisé ses supposés pouvoirs magiques (et des drogues) pour entraîner ses partisans dans une véritable frénésie et les lâcher sur les Acholis qu’il était censé protéger.

La LRA s’est littéralement taillé un chemin à travers la région, semant derrière elle des membres tailladés et des oreilles coupées. Elle ne parle plus des Dix commandements, et certains de ceux qu’elle a rencontrés ne peuvent d’ailleurs plus parler du tout. Je n’oublierai jamais ma visite il y a quelques années en Ouganda et ma rencontre avec ce groupe de femmes dont les lèvres avaient été découpées par les malades de Kony. Leur bouche était constamment ouverte, laissant toujours voir leurs dents. Quand l’Ouganda s’est finalement repris en main à la fin des années 1990 et a sévi, Kony et ses hommes ont simplement poursuivi leur route. Aujourd’hui, leur fléau a gagné l’une des régions les plus anarchiques du monde: la frontière entre le Soudan, le Congo et la République centrafricaine.

Les enfants soldats sont une composante inextricable de ces mouvements. La LRA par exemple ne s’est jamais emparée de territoires, elle s’est emparée d’enfants. Dans ses rangs: des garçons et des filles endoctrinés qui pillent des villages et broient des nouveaux nés dans des mortiers en bois. Au Congo, un tiers des combattants ont moins de 18 ans. Ces guérillas prédatrices d’un nouveau genre étant motivées et financées par le crime, les rebelles n’ont pas besoin du support populaire.

L’inconvénient quand on ne se soucie pas de rallier à soi les populations, c’est qu’on n’attire pas de nouvelles recrues. Kidnapper et manipuler les enfants devient par conséquent la seule façon de poursuivre ce banditisme organisé. Les enfants sont des armes idéales: facilement endoctrinables, extrêmement loyaux, ils ne connaissent pas la peur et, plus important encore, constituent une ressource illimitée.

Dans ce nouveau paysage de guerres qui n’en finissent pas, même la Somalie a l’air d’avoir changé. Ce pays est dans les esprits l’incarnation du chaos africain — un chaos qui apparaît comme exceptionnel même au cœur d’une région où les conflits sans fin sont la règle. Et si la Somalie n’était pas une exception, mais plutôt une terrifiante image de ce que vers quoi les guerres africaines se dirigent?

La «somalisation» de certains Etats

Au premier abord, la Somalie parait déchirée par une guerre civile religieuse qui oppose un gouvernement transitoire incompétent mais soutenu par la communauté internationale et la milice islamiste al-Shabab. En réalité, le conflit se nourrit d’un vieux problème somalien qui poursuit ce pays désespérément pauvre depuis 1991: le warlordism, c’est-à-dire le poids de seigneurs de guerre. Beaucoup de ceux qui commandent ou financent les milices de Somalie ont dépecé le pays ces vingt dernières années dans leur lutte pour contrôler les quelques ressources restantes – le port, l’aéroport, les poteaux téléphoniques et les pâturages.

Les Somaliens en ont assez du Shabab et de ses règles draconiennes — pas de musique, pas de dents en or, même pas de soutiens-gorges. Mais ce qui les empêche de se soulever contre les terroristes étrangers, c’est cette habitude profondément ancrée dans le pays de profiter de la guerre. Le monde a trop longtemps laissé la Somalie s’enliser sans gouvernement permanent. Maintenant, beaucoup de puissants somaliens trouvent leur intérêt dans le chaos. Un exportateur d’huile d’olive à Mogadiscio m’a dit qu’avec quelques amis dans les affaires, il avait acheté une caisse de missiles pour tirer sur les soldats du gouvernement, parce que «les taxes, c’est pénible».

Le plus effrayant, c’est que beaucoup d’Etats défaillants — le Congo par exemple — montrent maintenant des symptômes semblables à ceux de la Somalie. Chaque fois qu’un chef potentiel émerge pour ramener l’ordre à Mogadiscio, les réseaux criminels se mobilisent pour financer son adversaire, peu importe qui il est. Plus ces régions restent sans gouvernement, plus il est dur d’en revenir à ce mal nécessaire qu’est le gouvernement.

Tout cela peut sembler très simplifié car tous les conflits africains n’entrent pas dans ce nouveau paradigme. Le bon vieux coup d’état militaire est toujours utilisé — la Guinée a pu s’en rendre compte en 2008 et Madagascar peu après. J’ai aussi rencontré quelques rebelles qui n’étaient pas des truands et dont les motivations semblaient légitimes, comme certains des chefs du Darfour, au Soudan. Mais même si leurs revendications politiques sont claires, les organisations qu’ils «dirigent» ne le sont pas.

Les rebelles africains de l’ancienne école passaient des années dans la brousse à aiguiser leurs talents de dirigeants, à affiner leur idéologie et à apprendre à se rendre utile avant même de se mettre à rencontrer des diplomates occidentaux ou de donner des interviews télévisées. Aujourd’hui, les rebelles sortent de l’ombre dès qu’ils ont un site Internet et un «service de presse» (comprendre: un téléphone satellitaire). Je suis allé en Lybie en 2007 pour une conférence sur la paix au Darfour. J’ai vite compris que ce qui intéressait surtout ces «chefs» rebelles n’était pas les sessions de négociations, mais le buffet à volonté.

Pourquoi?

Pour le reste, il y a ces guerres d’un nouveau genre, ces conflits interminables que je passe mes journées à cataloguer alors qu’ils se poursuivent inexorablement, hachant des vies and recrachant des corps. J’étais récemment au Sud-Soudan pour un article sur la traque de Joseph Kony par l’armée ougandaise et j’ai rencontré une jeune femme appelée Flo. Elle avait été esclave dans la LRA pendant quinze ans et s’était récemment échappée. Elle avait les tibias marqués par les cicatrices et des yeux pierreux. Il y avait souvent de longs silences après mes questions, Flo fixait l’horizon. «Je pense juste à la route pour rentrer à la maison», m’a-t-elle dit. Elle n’a jamais compris pourquoi la LRA se battait. Elle avait l’impression que celle-ci errait sans but dans la jungle et tournait en rond.

Voilà ce que beaucoup de conflits en Afrique sont désormais — des cercles de violence dans la brousse, sans objectif à l’horizon.

Jeffrey Gettleman

Traduit par Aurélie Blondel
slate.fr

Thierry BARBAUT
Thierry Barbaut - Consultant international - Spécialiste en nouvelles technologies, numérique et intelligence artificielle. Montage de programmes et de projets à impact ou les technologies et l'innovation agissent en levier : santé, éducation, agriculture, énergie, eau, entrepreneuriat, villes durables et protection de l'environnement.