Si l’influence des loges du Nord reste vive sur le continent, les Africains cherchent désormais à faire entendre leur différence
Un désir de prendre les choses en main confirmé lors des récentes Rencontres de Kinshasa.
Qu’on se le dise, le mouvement « d’autonomisation » de la maçonnerie africaine est en marche. Tout a commencé en 2009 lors des Rencontres humanistes et fraternelles africaines et malgaches (Rehfram), à Casablanca, au Maroc, avec la volonté affirmée de favoriser la création d’obédiences nationales. « Il faut mettre fin au néocolonialisme en maçonnerie. Nous ne voulons plus abriter des succursales d’obédiences étrangères. Ces dernières doivent se concerter avec nos obédiences nationales et éviter d’installer localement des loges qui leur sont affiliées.
Quand un Africain est initié à l’étranger, il faut encourager son affiliation à une loge locale quand il rentre au pays », expliquait alors un grand maître. La recommandation, consacrée dans la déclaration de Casablanca, en 2009, s’adressait plus particulièrement aux obédiences du Nord, dont certaines, « afin d’exister, viennent débaucher nos frères qui quittent leur loge pour venir grossir les rangs des loges nouvellement affiliées ».
Quatre ans plus tard, à l’occasion de la 21e édition des Rehfram, qui s’est tenue à Kinshasa du 6 au 9 février dernier, certains francs-maçons africains ont une nouvelle fois rué dans les brancards en pointant du doigt les dérives qui entourent la franc-maçonnerie en Afrique (affairisme, fétichisme…). Pour eux, cette situation est liée, entre autres, aux initiations et aux créations tous azimuts de loges, sans que soient toujours respectées les règles maçonniques de base.
Particulièrement pointée du doigt, la Grande Loge nationale française (GLNF). « La plus affairiste de toutes, elle a initié des chefs d’État et leur a accordé tous les degrés en une seule cérémonie », affirme un frère. Des milieux où l’obtention d’un haut grade maçonnique doit se doubler d’un haut poste dans la vie civile. Et réciproquement.
La crise qui secoue la GNLF, après la décision de la Grande Loge unie d’Angleterre (GLUA), en septembre 2012, de lui retirer sa reconnaissance, pourrait bien remettre les pendules à l’heure. En attendant, elle a plongé les loges et les obédiences africaines qui lui sont liées dans l’expectative, voire dans le désarroi.
Alternative
Au sein des milieux maçonniques africains, on s’interroge aussi sur le « détournement » de la solidarité entre maçons du Nord et maçons du Sud au profit d’intérêts politiques et affairistes. Certains évoquent une « Françafrique maçonnique ». « Les réseaux de solidarité entre nos obédiences et celles du Nord existent. En soi, ce n’est pas condamnable.
Mais ils sont plus actionnés dans le cadre de l’affairisme que pour nous aider à lutter contre les dérives des pouvoirs en place », confie un Brazzavillois. Et ce dernier de demander à ses « frères du Nord » un appui plus soutenu et plus conforme aux valeurs de progrès et d’humanisme que prône la maçonnerie. Une exigence qui reflète les changements en cours sur le continent, où la volonté de tisser des rapports plus équilibrés entre États se fait jour et où les partenariats se diversifient.
Ainsi, à l’instar des relations qui se développent entre l’Afrique et des pays émergents, des liens pourraient se nouer entre maçons du Sud. « Le monde évolue. Si certains courants maçonniques du Nord ne comprennent pas nos aspirations, rien ne nous empêchera demain d’aller demander des patentes au Brésil, en Inde, voire aux États-Unis ou en Afrique anglophone », martèle un frère.
L’initiation de quelques frères en Afrique francophone par des loges de Prince Hall établies aux États-Unis, la présence de Brésiliens aux Rehfram et les quelques initiations d’Africains installés en Inde, bien qu’encore rares, témoignent de ces évolutions.
Des liens « spirituels » qui pourraient toutefois ne pas être totalement désintéressés, la franc-maçonnerie étant aussi au centre d’enjeux géopolitiques. Dans cette bataille, la Chine, plutôt hostile à la franc-maçonnerie, trop occidentale à son goût et considérée comme une menace pour son influence sur le continent noir, semble veiller au grain. Reste à savoir quelle offre « spirituelle », elle propose en échange. L’alternative pourrait venir de la sagesse chinoise, dont les vertus sont dispensées dans les instituts Confucius implantés en Afrique, qui ne servent pas qu’à enseigner le mandarin.
Par ailleurs, les participants des Rehfram souhaitent que celles-ci dépassent le cadre strictement philosophique voulu initialement. « Nous devons davantage aborder les questions sociétales qui touchent notre continent », estime un grand maître du Congo-Brazzaville. Un premier jalon a été posé avec la création, en 2010, lors des Rencontres tenues à Antananarivo (Madagascar), de l’ONG Humanisme et Initiatives des rencontres africaines et malgaches (Hiram), composée d’obédiences africaines. Elle a notamment pour missions de s’impliquer dans des oeuvres sociales et de plaider contre la guerre et pour la paix sur le continent. Bien qu’encore peu opérationnelle, hormis sur le plan caritatif, elle « nous permettra d’agir dans la cité », assure un frère béninois.
Lire l’article de Finance Afrique sur les Francs Maçons en Côte d’Ivoire et en Afrique
Engagement
Cette année, à Kinshasa, une nouvelle avancée a eu lieu avec la diffusion d’un communiqué officiel sur le conflit en RDC.
Il invitait le Conseil de sécurité de l’ONU à modifier le mandat et les objectifs de la Mission des Nations unies pour la stabilisation de la RDC (Monusco). Il encourageait aussi les « puissances maçonniques de par le monde à se mobiliser dans l’intermédiation et dans toute action humanitaire ».
Autant dire que l’accouchement de cette déclaration ne s’est pas fait sans douleurs. « On ne pouvait pas tenir nos rencontres dans un pays qui abrite un conflit et se taire. Il a fallu batailler pour convaincre tous les participants de se prononcer sur la question et se mettre d’accord sur le contenu de cette déclaration », confie un grand maître du Congo-Brazzaville.
À quand la prochaine étape ? En particulier la dénonciation de la corruption, de la mal-gouvernance, des modifications constitutionnelles et autres maux qui minent l’Afrique ? Bien que le débat sur ces questions existe, il sort rarement des petits cercles d’initiés. En particulier dans les pays où la collusion entre pouvoir en place, milieux des affaires et maçonnerie est une réalité tangible.
Pourquoi ? « Si on critique ouvertement ces pratiques très éloignées de nos valeurs, on risque d’avoir des problèmes. Et il faut bien avouer qu’on est un peu frileux. Néanmoins, il ne faut pas faire d’amalgame. Cette maçonnerie affairiste ne touche pas pour autant tous nos pays, car, en Afrique comme ailleurs, la maçonnerie n’est pas un bloc monolithique », insiste un maçon de Pointe-Noire. En Afrique de l’Ouest, les valeurs maçonniques seraient généralement plus respectées dans les loges. Ce qui ne serait pas le cas en Afrique centrale où, « l’argent du pétrole suscitant les convoitises, certains profanes se font initier dans l’espoir d’appartenir aux réseaux du pouvoir ».
Pour les « puristes », rien n’est désespéré, car « la franc-maçonnerie amène d’une manière ou d’une autre à s’interroger sur soi-même et à se perfectionner », souligne, optimiste, un grand maître. Elle favoriserait également une plus grande ouverture sur le monde, permettrait de débattre de sujets comme la laïcité et la mixité, et, via les Rehfram, encouragerait « le travail d’équipe avec des personnes que l’on ne connaît pas. Ce qui n’est pas courant chez nous ». Si l’horizon d’une maçonnerie « remise à niveau » et susceptible d’influer dans le bon sens sur l’avenir de la cité est encore lointain, les choses sont quand même en train de bouger.
Thierry Barbaut
Avec Jeune Afrique