Après avoir passé près de trois ans en Europe, j’ai décidé d’aller faire un tour chez moi. J’ai passé six semaines entre Tripoli, la capitale, et Bani Walid [dans la région de Misrata], ma ville natale.
Pendant tout le séjour, j’ai eu l’impression d’être dans un pays étranger et, malgré mon expérience des voyages, mon propre pays m’a paru étrange.
La première chose qui m’a frappé, c’est le désespoir et la déception des Libyens trois ans après la chute de Muammar Kadhafi, chassé en 2011 par des rebelles soutenus par l’Otan lors d’une “révolution” qui, d’après un de mes anciens camarades de classe, était plutôt une guerre civile. Pleins d’espoir et d’optimisme à la fin de la guerre, les Libyens sont aujourd’hui plus désespérés et pessimistes que jamais. Pour sonder l’humeur générale, j’ai circulé en taxi, fréquenté les cafés, parlé avec des inconnus et rencontré autant d’amis et de connaissances que possible. Seul un chauffeur de taxi sur les dizaines avec lesquels je me suis entretenu pendant mon séjour m’a paru optimiste quant à la situation du pays et ouvert à un avenir meilleur.
Les bâtiments de Tripoli sont toujours couverts de graffitis qui émanent pratiquement tous de partis politiques opposés au gouvernement, au Congrès général national [CGN, Parlement] et aux islamistes, dénoncent les rebelles et parfois la “révolution” elle-même. Très rares sont désormais ceux qui s’en prennent à Kadhafi et à son régime.
En 2012, quand les aspirations et l’espoir étaient grands, presque tous les graffitis visaient Kadhafi et ses partisans. Il n’est pas vraiment oublié aujourd’hui, on se souvient de lui, en particulier dans les moments de grande tension. Nombre des Libyens à qui j’ai parlé regrettent la paix et la sécurité qui régnaient dans leur vie quand il était au pouvoir. Certains pensent qu’il aurait dû quitter le pays. S’il l’avait fait, “on le supplierait de venir à notre secours”, m’a confié un coiffeur de Gargarich, un quartier de l’ouest de Tripoli.
Pendant tout mon séjour, je n’ai vu que trois fois des agents de la circulation ou des policiers en civil visiblement en service. Dans un cas, l’agent priait un chauffeur de taxi de déplacer son véhicule qui bloquait la circulation à un carrefour très passant devant le plus grand hôpital du sud de Tripoli. Bien entendu le chauffeur n’a obtempéré qu’après avoir récupéré son mug au café. Jadis très animé, le front de mer de Tripoli accueillait familles et enfants, en particulier les nuits d’été. De nos jours, la ville est déserte après 21 heures.
Et la place des Martyrs devient le lieu de rassemblement de bandes de motards qui font étalage de leurs talents fraîchement acquis sous l’œil indifférent de quelques policiers. Toutes les nuits ou presque, tirs d’armes à feu et explosions retentissent dans certaines parties de la ville – essentiellement dans le sud, dans les quartiers d’Al-Hadba et Abou Salim.
Un jour, en fin d’après-midi, je me trouvais dans le secteur quand tout d’un coup la rue Salaheddin, qui va vers le sud, s’est retrouvée bloquée par des pneus enflammés et une fusillade a éclaté. Il y avait apparemment une bataille le long de la route. Je n’étais pas assez près pour voir ce qui se passait et quand j’ai pu arriver sur les lieux tout était terminé. Il y avait un mort et deux ou trois blessés.
Nul n’a pu me dire ce qui s’était passé. Si, la nuit, Tripoli ressemble à une ville fantôme, très dangereuse, dans la journée la vie suit son cours ordinaire à part quelques tirs sporadiques et des fusillades par-ci par-là. Les boutiques sont remplies de produits alimentaires et de biens de consommation venant de Thaïlande, de Chine, de Turquie et d’Egypte. Un supermarché français s’est ouvert dans le sud de la ville mais les gens trouvent les prix trop élevés.
Le nombre de mendiants a énormément augmenté depuis 2011. A l’époque, on ne voyait pratiquement pas de Libyens faire la manche aux feux de circulation sur les grandes artères. Bani Walid, ma ville, au sud-ouest de Tripoli, m’a semblé plus sûre et plus tranquille. On ne voit pratiquement pas d’hommes armés dans les rues et les magasins restent ouverts très tard.
J’ai fait le tour de la ville jusque tard dans la nuit en compagnie de vieux amis sans la moindre inquiétude. La ville ne compte pas de milices et semble s’en sortir beaucoup mieux que la capitale en matière de sécurité. La solidarité entre les gens est encore plus grande qu’à l’époque de l’arrivée des rebelles, en octobre 2012. Les bureaux d’Aldardanel, la chaîne de télévision secrète et illégale de la ville, fonctionnent normalement malgré l’opposition du gouvernement. J’y ai été invité, il s’agit de trois pièces contiguës situées non loin d’un des bâtiments de l’université qui a été détruit par l’Otan en octobre 2011.
Les jeunes hommes qui s’y trouvaient m’ont exposé leur point de vue. Pour eux, Aldardanel doit continuer parce qu’elle “dit la vérité”. A en juger par le nombre de SMS qu’ils reçoivent, ils semblent avoir le soutien d’une bonne quantité de Libyens. Presque tous les cafés et les foyers où je me suis rendu ont la télé réglée sur cette chaîne. Cependant personne n’a voulu me dire d’où elle émettait.
Elle couvre tous les événements locaux, commente les événements nationaux et affiche un bandeau déroulant d’informations actualisé deux fois par jour. Son seul problème, c’est le manque de financement mais elle le contourne en réduisant ses dépenses. Tout le monde est bénévole.
C’est mon pays. La ville abrite toujours des réfugiés originaires de toute la Libye. Une famille de Tawergha occupe notre ancienne maison de famille. Mon frère m’a dit qu’il leur avait laissé la maison gratuitement : “Ils ont à peine de quoi se nourrir.” D’ailleurs, nombre de maisons et d’appartements de Bani Walid sont mis gratuitement à la disposition des réfugiés des autres villes – un système qui a été décidé par la municipalité. La ville de Tawergha [d’où les partisans de Kadhafi avaient mené en 2011 des attaques contre Misrata] a été entièrement détruite et ses 40 000 habitants ont été chassés par les milices de Misrata.
Aucun Tawerghi n’a réussi à rentrer chez lui depuis la fin de la guerre. Ni le gouvernement ni les ONG locales ou internationales n’ont pu faire quoi que ce soit. La plupart des habitants de Bani Walid [ancien fief de Kadhafi] sont contre les rebelles soutenus par l’Otan et ne les regrettent pas. La ville a été la dernière du pays à leur résister pendant les huit mois de guerre civile. Les gens d’ici pensent qu’ils avaient raison de “s’opposer à la rébellion, pas pour Kadhafi mais pour la Libye, quand on voit ce qui s’est passé depuis”, m’explique un vieil ami autour d’un café chez lui.
Les gens de mon petit village, situé à l’ouest de la ville, sont encore plus intransigeants qu’il y a trois ans. A l’époque, il y avait une dizaine d’hommes qui soutenaient politiquement les rebelles. Aujourd’hui, ils sont complètement ostracisés. Mon oncle s’est mis très en colère quand j’ai proposé qu’on rende visite à un autre oncle qui est favorable aux rebelles. “Hors de question !” m’a-t-il hurlé et j’ai dû laisser tomber.
La plupart des amis et des collègues qui m’ont accompagné alors que je me préparais à repartir m’ont dit de ne pas revenir. “Il n’y a plus rien ici.” Si je partage leur inquiétude et leur désespoir, je ne peux pas oublier la Libye. C’est mon pays.
Moustafa Ferouni
Universitaire, écrivain et journaliste indépendant, Mustafa Fetouri vit au Royaume-Uni. Il est lauréat du prix Samir Kassir pour la liberté de la presse 2010, prix créé en 2006 par l’Union européenne et portant le nom du journaliste libanais assassiné à Beyrouth le 2 juin 2005.