La Côte d’Ivoire doit sortir d’une spirale sans fin de conflits et de mutineries, avec une nouvelle armée ?
Depuis les années 1990, l’armée ivoirienne est au cœur de toutes les heures funestes que le pays a connues : le coup d’Etat militaire du 24 décembre 1999 renversant le Président Henri Konan BEDIE au profit du Général Robert GUEÏ ; le refus de ce dernier de reconnaître sa défaite face à Laurent Gbagbo à la présidentielle d’octobre 2000, suivi du charnier de Yopougon ; la rébellion armée du 19 septembre 2002 contre le Président Laurent Gbagbo qui a conduit à la partition du pays pendant cinq ans ; la répression de la marche du Rassemblement des Houphouëtistes pour la Démocratie et la Paix en mars 2004 ; la crise postélectorale de 2010-2011 née du refus du Président Laurent Gbagbo de céder le pouvoir à Alassane Ouattara, Président élu selon la certification de la présidentielle faite par l’Opération des Nations Unies en Côte d’ Ivoire et les minuteries à répétition depuis janvier 2017. Autant d’évènements durant lesquels l’armée ou une grande partie de l’armée a joué un rôle négatif. Cette armée n’est donc pas au service de la République. D’où la nécessité de la réformer. Comment bâtir une armée résolument républicaine en Côte d’Ivoire ?
Le chantier de la formation
Le premier chantier capital est la formation pour doter la Côte d’Ivoire d’une armée à la hauteur de ses ambitions. En effet, les écoles militaires qui portent encore les stigmates des crises passées nécessitent une réhabilitation et un rééquipement adéquat pour servir de creuset afin d’inculquer les valeurs républicaines et former les futurs militaires de manière à ce que leur allégeance cesse d’être pour des personnes, mais devienne acquise pour l’institution. Aussi, le renforcement de la formation sur les droits de la personne humaine, le respect des institutions et symboles de la république est impératif. L’animation de ces modules par des activistes de droits de l’homme de renoms pourrait être un plus. Dans la même veine, des formations de mise à niveau des ex-rebelles ayant rejoint l’armée sont nécessaires pour renforcer leurs compétences et capacités opérationnelles. Cela leur permettra d’être au niveau des autres militaires. De plus, une application stricte des critères requis pour intégrer les écoles militaires serait un signal fort d’équité envoyé aux candidats. Cela implique le démantèlement des réseaux de fraude qui gangrènent tous les secteurs où des concours sont organisés. De plus, proscrire le recrutement clanique ou ethnique orchestré la plupart du temps par les ministres de la défense au prétexte que les membres de leur clan ou ethnies devenus militaires seront des inconditionnels du régime quoi qu’il advienne, serait une grande évolution.
Une nécessaire dépolitisation
Le second levier qu’il va falloir actionner est la dépolitisation de l’armée afin qu’elle serve réellement les intérêts de la république. Pour y parvenir, la séparation et l’indépendance de l’armée de la politique pourraient être constitutionnalisées et institutionnalisées pour éviter les interférences mutuelles. C’est là une garantie capitale pour les autorités militaires de maintenir l’armée dans sa fonction régalienne. Ainsi, elles pourront s’y appuyer pour récuser toute ingérence du politique. Cela mettra fin aux nombreuses aberrations notamment la sécurisation du Président de la République. Par exemple, comme son prédécesseur, le Président Alassane Ouattara, a privilégié sa sécurité en s’appuyant sur des hommes de confiance au détriment de l’édification d’une armée réconciliée, unifiée et républicaine.
Une séparation armée business
De même que la séparation du militaire du politique est nécessaire, celle du militaire du business l’est également. En effet, les anciens patrons militaires de l’ex-rébellion sont devenus des entrepreneurs prospères. Ils continuent de jouir des gains acquis grâce au braquage de l’agence de la BCEAO (Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest) de Bouaké, à l’exploitation des ressources et au système de péage qu’ils avaient instauré dans les zones sous leur contrôle durant la rébellion. Il y a quelques années, ils exhibaient leur fortune pendant les soirées abidjanaises dans les bars et night clubs avant que le Président Ouattara ne le leur interdît. Aujourd’hui, il est connu que ces ex-barons ont pignon sur rue et leur train de vie en témoigne. C’est ainsi que, dans le premier gouvernement sous son régime, le Président Ouattara a dû limoger un ministre issu de l’ex-rébellion après que ce dernier ai offert une voiture d’une valeur de 300 millions de francs CFA environ 510 837 dollars US à l’une de ses maitresses. Cela peut expliquer, en partie, la grogne au sein des soldats qui se sentent lésés et laissés pour compte.
Une gouvernance juste
Enfin, l’amélioration de la gouvernance est un impératif vital pour moderniser l’armée ivoirienne. Pour cela, une définition claire et précise des critères requis pour les promotions constitue une base raisonnable. La performance, le mérite et la dépersonnalisation du service en sont les piliers. Les promotions et nominations faites sur cette base objective permettront à la chaîne de commandement d’être restaurée. L’autorité des responsables s’en trouverait renforcée puisque leur légitimité ne souffrirait d’aucune remise en cause surtout par leurs subalternes. L’armée aura alors une véritable colonne vertébrale. C’est ainsi que la discipline sera restaurée et deviendra un credo. Les conditions de travail et la rémunération sont aussi des pans importants eu égard au rôle de l’armée et à la conjoncture du pays. D’où l’urgence d’accélérer l’application de la loi n°2016-10 portant Programmation Militaire pour les années 2016-2020. Elle consacre la mise en cohérence des moyens d’action des forces armées de Côte d’Ivoire avec le contexte géostratégique, les progrès technologiques et l’évolution sociale. Il s’agit globalement de résorber les dysfonctionnements de l’institution exacerbés par une décennie de crise, qui a contribué à détruire les infrastructures et le matériel, à affaiblir la chaîne de commandement et la capacité opérationnelle, à instrumentaliser l’institution militaire et à altérer l’esprit du corps.
La Côte d’Ivoire vise l’émergence économique, d’ici 2020. Elle a besoin d’une armée à la hauteur de cette ambition. Cette armée doit être résolument républicaine. Cela passe par une profonde réforme. La paix et la cohésion sociale, gages de l’émergence économique, en dépendent largement. Parviendra-t-elle à la réformer?
Safiatou Ouattara, chercheur ivoirien
Article publié en collaboration avec Libre Afrique