La croissance en Côte d’Ivoire est prise au piège par la corruption qui gangrène le pays depuis des décennies…
Lors de son premier mandat, le Président Alassane Ouattara a dit qu’il ambitionnait de faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent à l’horizon 2020. La croissance économique qui tourne en moyenne autour de 8%, ces dernières années, témoigne du travail qu’il a abattu dans ce sens. Cependant, la corruption généralisée dans le pays constitue une réelle menace pour son projet d’émergence. La Côte d’Ivoire peut-elle devenir émergente dans un environnement où la corruption règne en maître ?
Est émergent un pays qui connait une croissance économique forte, et des structures économiques et sociales convergeant vers celles des pays développés avec des transformations structurelles et institutionnelles de grande ampleur. Pour être émergent, certains leviers doivent absolument être actionnés et des défis relevés : une stabilité politique et sociale, une croissance inclusive et une qualité de la gouvernance. Or, en Côte d’Ivoire, la corruption est généralisée. Le pays occupant le 136e rang mondial, est considéré comme le 2e pays le plus corrompu de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). De plus, l’article 9 de l’ordonnance N°2013-660 du 20 septembre 2013 relative à la prévention et la lutte contre la corruption et les infractions assimilées, stipule que la déclaration de patrimoine a un caractère confidentiel. Ceci prive d’une part, les ONG, les médias et les citoyens de l’information sur le patrimoine du président, des ministres, élus, présidents d’institutions et hauts fonctionnaires de l’Etat pendant et après leurs fonctions ; et d’autre part les empêchent de contrôler leurs patrimoines.
La colonne vertébrale de l’émergence demeure une croissance soutenue, inclusive et durable
Celle de la Côte d’Ivoire se situant à 8% en moyenne a besoin de se consolider durablement pour être inclusive. Elle est menacée par la corruption qui est un moyen d’exclure les autres. Permettant ainsi à une minorité de s’approprier l’essentiel des ressources, d’accéder aux opportunités d’emploi, aux marchés et aux affaires, au détriment de ceux qui le méritent le plus. Ainsi, aujourd’hui, près de la moitié de la population est en situation de pauvreté, et le taux de chômage tourne autour de 25 %. La corruption affaiblit l’économie et lui faire perdre des points de croissance. Puisque le potentiel de richesses et d’emplois à créer n’est pas entièrement exploité, la Côte d’Ivoire perd 500 milliards de francs CFA (fraude fiscale : 200 milliards Fcfa ; corruption : 100 milliards Fcfa ; transactions illicites: 200 milliards Fcfa) selon le Réseau des cellules nationales de traitement des informations financières (CENTIF) de l’UEMOA.
L’émergence exige la stabilité politique et sociale. Celle-ci est menacée par la corruption qui crée des inégalités sociales. En témoigne le niveau assez élevé du coefficient de Gini (mesurant les inégalités de revenu), soit 41. Il y a ceux qui en jouissent et ceux qui en pâtissent. La deuxième catégorie nourrit alors le ressentiment envers la première. Lorsque la coupe du ressentiment devient pleine, la cohésion sociale s’effrite, ce qui débouche sur des tensions sociales voire des conflits. En témoignent, les récents remous sociaux en Côte d’Ivoire. En janvier, les fonctionnaires ont entamé une grève qui s’est étendue sur trois (03) semaines. Les négociations avec le gouvernement ont permis une trêve. Toutefois, le front social demeure encore fragile. Aussi, des mutineries successives ont gravement troublé le pays. La dernière a fait planer l’ombre d’un coup d’Etat, en paralysant le pays, du 12 au 16 mai, et en occasionnant 3 morts. Réclamant leur part du gâteau, les démobilisés ont repris le flambeau le 23 mai mais leur mouvement a été matée, avec un bilan de 4 morts.
L’investissement est incontournable dans la quête de l’émergence. Il est important pour la transformation des matières premières et l’industrialisation. D’énormes moyens ont été investis dans la construction de nouvelles infrastructures. Les investisseurs privés ont aussi investi dans divers secteurs d’activité. La sécurisation des capitaux à long terme nécessite un Etat de droit.
Or, l’appareil judiciaire ivoirien n’est pas indépendant de l’exécutif. Son image est aussi profondément ternie par la corruption des magistrats. Les ONG nationales et internationales ne cessent de dénoncer une justice à double vitesse dans le cadre des poursuites judiciaires liées à la crise postélectorale de 2010-2011. Par ailleurs, la corruption gangrène l’attribution des marchés publics. 54% des marchés publics en Côte d’Ivoire ne respectent pas la réglementation selon l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics. La corruption devient donc un facteur d’incertitude car elle viole le principe d’égalité des chances. Ce qui décourage l’investissement privé, national et étranger. A terme, elle va priver la Côte d’Ivoire des investissements dont elle a besoin pour son décollage économique.
L’émergence requiert des entreprises compétitives sur le marché international. Les piliers de cette compétitivité (prix et qualité). Mais, la corruption fait subir aux entreprises des surcoûts rendant l’investissement et la production plus onéreux qu’à l’étranger. L’affectation des ressources à un usage improductif (corruption des fonctionnaires) les rend moins compétitives comparées aux entreprises étrangères. Ainsi, sur le classement mondial de la compétitivité (WEF), la Côte d’Ivoire est mal classée puisqu’elle pointe à la 99ème place. Ce déficit de compétitivité fait et fera perdre des parts de marchés importants aux entreprises ivoiriennes, pénalisant ainsi les exportations nationales, avec des effets néfastes sur sa stabilité macroéconomique (déficits, inflation, endettement). Par ailleurs, la corruption des responsables du contrôle et du suivi des projets notamment en infrastructures publiques, conduit à la gabegie, à des livraisons de médiocre qualité, ce qui par ricochet augmente les frais pour les entreprises et les empêchent de rivaliser avec les entreprises étrangères. Par exemple, agacé par la dégradation avancée de certains axes routiers, pourtant réhabilités récemment, le Président Ouattara a demandé le 30 mars dernier, au ministre des Infrastructures économiques Amédé Koffi KOUAKOU, de mettre en place un mécanisme de sanctions contre les entreprises ayant réalisées ces travaux.
En définitive, la corruption nuit gravement au projet de l’émergence économique de la Côte d’Ivoire. Emergence économique et corruption ne peuvent donc cohabiter. Sans une réelle volonté politique traduite par une lutte radicale contre la corruption, l’émergence ne sera qu’un simple slogan politique populaire.
Safiatou OUATTARA, chercheure ivoirienne