l’Afrique dispose de 60 % des terres arables inexploitées au monde

Malgré son immense richesse en terres arables et en main d’oeuvre, l’Afrique peine à se doter de filières performantes capables de conquérir les marchés mondiaux.

Mais depuis quelques années, un mouvement s’amorce. Tour d’horizon des défis à relever.

D’un côté, les champions historiques : l’ivoirien Sifca du Liberia au Nigeria, le français Geocoton du Maroc au Mozambique… De l’autre, les nouveaux venus indiens et chinois (en Afrique centrale), singapouriens (au Kenya) ou brésiliens (en Angola et au Mozambique).

Ces dernières années, l’intérêt montré par les investisseurs internationaux pour l’agrobusiness africain est sans précédent. Intrants, cultures de rente ou vivrières, unités de transformation, mécanisation de la production…

bleAucun aspect de la filière n’est oublié, et les projets sont aujourd’hui nombreux à travers le continent, même si beaucoup tardent à se réaliser, essentiellement pour des raisons d’accès aux financements ou de rentabilité non confirmée sur des marchés régionaux qui restent à constituer. « Un mouvement s’amorce. C’est une opportunité formidable pour l’agriculture africaine », assure Eklou Attiogbevi-Somado, ingénieur agronome à la Banque africaine de développement (BAD).

Après avoir raté le virage de l’industrialisation dans les années 1980, fauché en plein vol par les plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI), le secteur se voit offrir une deuxième chance. Car pour aller du champ à l’assiette – ou au réservoir, pour les biocarburants -, il reste encore beaucoup de chemin à faire en Afrique subsaharienne.

Sur le continent, le secteur agro-industriel représente environ 15 % du PIB africain, mais une poignée de pays seulement (Afrique du Sud, Côte d’Ivoire, Égypte, Ghana, Kenya, Maroc, Tanzanie, Zambie) transforme localement un tiers de ses exportations agricoles, malgré quelques beaux exemples de réussite dans le palmier à huile, avec la Société camerounaise des palmeraies (Socapalm), et l’hévéa, avec la Société internationale des plantations d’hévéas (SIPH, filiale de Sifca et de Michelin).

Cocagne

Si la production des fermes représente 10 % de la valeur créée par l’ensemble de la filière dans les pays industrialisés, elle est encore de 63 % au sud du Sahara, illustrant la faiblesse des liens entre secteurs primaire et secondaire.

Les rendements sont toujours parmi les plus bas au monde, mais, porté par les cours mondiaux et stimulé par un potentiel en jachère – l’Afrique dispose de 60 % des terres arables inexploitées au monde -, le secteur privé semble avoir fait du continent sa nouvelle terre de cocagne.

Un constat à nuancer : selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Afrique dans son ensemble a recueilli un peu moins de 10 % (soit à peine une dizaine de milliards d’euros) des investissements directs étrangers (IDE) orientés vers la filière au niveau mondial entre 2003 et 2011.

Quant aux autorités politiques, elles jouent désormais le jeu, conscientes des défis qu’elles vont devoir rapidement relever pour nourrir une population urbaine en pleine croissance.

Bien décidés à diversifier leurs économies et à profiter de la création de valeur ajoutée qu’ils peuvent tirer de la transformation des produits agricoles, certains États se sont mobilisés, comme en 2003 à Maputo, où 24 d’entre eux se sont engagés à consacrer 10 % de leur budget à l’agriculture. « Rien ne pourra se faire sans un réel soutien politique », affirme Yannick Morillon, le PDG de Geocoton.

La Banque mondiale a estimé dans un rapport publié en mars que « la richesse créée par les secteurs agricole et agroalimentaire pourrait représenter 1 000 milliards de dollars \[750 milliards d’euros] en 2030 », contre moins du tiers aujourd’hui. À condition, selon les experts comme les professionnels, de lever les obstacles à l’émergence d’un secteur agro-industriel digne de ce nom en Afrique.

Mieux former la main-d’oeuvre

Un Africain sur trois travaille plus ou moins directement dans la filière agricole, mais le faible niveau d’industrialisation de celle-ci n’a pas permis de sortir les populations de la pauvreté. « L’agro-industrie a un fort potentiel social en termes de création de richesse et d’emplois », insiste la Banque mondiale. Le secteur doit pour cela s’appuyer sur une main-d’oeuvre formée et compétitive dans ses usines, et sur des paysans organisés dans leurs champs.

Pour combler les lacunes en matière de formation technique, la plupart des multinationales proposent leurs propres programmes, tandis que d’autres, moins nombreuses, n’hésitent pas à importer d’Asie leur force de travail, comme certaines huileries du Bénin qui vont s’approvisionner en Indonésie. Pour faire revenir les jeunes partis dans le tertiaire ou dans les mines afin de profiter de meilleures conditions de travail ou de salaires plus élevés, l’agro-industrie doit revoir sa grille de rémunération « et donc s’engager dans la voie de la transformation afin de dégager la valeur ajoutée qui lui permettra de mieux payer ses ouvriers et ses paysans », juge Eklou Attiogbevi-Somado.

Favoriser l’accès aux financements

transfert_argent_www.financeafrique.comLa FAO estime que pour développer la filière agricole et ses activités de transformation en aval il faudra investir plus de 700 milliards d’euros d’ici à 2050. Si les institutions financières internationales et régionales continuent de jouer leur rôle en débloquant d’importants crédits dans les infra­structures ou dans l’organisation de la filière, la grande majorité des fonds nécessaires doit être injectée par le secteur privé.

Siat Gabon a ainsi ouvert 5,5 % de son capital aux investisseurs sous-régionaux, tandis que Sifca va débourser 310 millions d’euros pour développer ses plantations ghanéennes et nigérianes. Mais si les multinationales disposent d’un accès privilégié aux financements, il n’en va pas de même pour les petits exploitants et les PME, qui constituent aujourd’hui l’essentiel du tissu agro-industriel africain. « Avec la disparition des banques de développement, les dossiers sont uniquement entre les mains des banques commerciales, qui imposent des taux d’intérêt beaucoup trop élevés », constate Bio Goura Soulé, consultant sur les questions agricoles au Bénin. Le Sénégal a réussi à imposer une réduction de ces taux. Et la BAD réfléchit à la mise en place d’un système de financement des organismes de microcrédit, qui s’engageraient alors à prêter à des taux préférentiels.

Garantir la propriété foncière

L’accès à la terre reste la question fondamentale du développement agro-industriel de l’Afrique, répètent en choeur les experts. « Il faut favoriser l’accès au foncier. Si nous n’avons pas grandi davantage ces dernières années malgré des cours élevés, c’est à cause de cette difficulté d’accès. Cela nécessite d’avoir des régimes fonciers clairs et des accords avec les communautés », déclarait Bertrand Vignes, directeur général de Sifca, à Jeune Afrique en avril. Les multinationales ne sont pas les seules à se heurter à ce problème. « Les petits agriculteurs restent confrontés à une insécurité foncière croissante », estime Eklou Attiogbevi-Somado.

L’expert de la BAD cite notamment certaines lois coutumières, « qui ne reconnaissent pas les droits des femmes sur la terre alors qu’elles constituent la première force de travail dans l’agriculture africaine ». Tout le défi consiste donc à ce que les pouvoirs publics garantissent l’accès à la propriété, « comme cela commence à être fait en Gambie », reprend l’ingénieur agronome… tout en évitant la spéculation sur les terres. « De nombreux titres fonciers ont été bradés par les États, sans obligation de valorisation, à des investisseurs qui les revendent ensuite au plus offrant », note Bio Goura Soulé.

Optimiser les infrastructures

grain-de-sable« Tant que les échanges ne seront pas facilités, les coûts logistiques resteront trop élevés et les marchés ne pourront atteindre leur maturité », estime Alexandre Vilgrain, PDG du groupe Somdiaa. Si les ports ont amélioré leurs équipements depuis dix ans, les infrastructures routières et ferroviaires sont en général insuffisantes – quand elles ne sont pas inexistantes -, empêchant tout développement du secteur agro-industriel dans les régions enclavées qui sont également celles des grandes cultures.

La zone économique spéciale agricole lancée fin 2012 par l’État gabonais à Franceville, dans le sud-est du pays, vise justement à rapprocher les plantations des unités de transformation. « Il est urgent de connecter les zones de production aux grands centres de consommation, dans une logique d’intégration régionale », suggère Eklou Attiogbevi-Somado. Faute de volumes suffisants, le transport aérien n’est pour l’instant pas une option, excepté au Kenya et en Éthiopie, où les compagnies nationales ont mis en place des tarifs préférentiels. L’accès à l’énergie est un autre problème, les délestages récurrents augmentant les coûts de production et empêchant la conservation des aliments. Certaines firmes comme Geocoton développent donc leurs propres ressources énergétiques à partir des déchets organiques qu’elles produisent.

Certaines multinationales n’hésitent pas à importer d’Asie leur force de travail.

Recourir à davantage de technologies

e_commerce-www.info-afriqueLe secteur agricole africain se caractérise par sa faible productivité. Si le continent cultive aujourd’hui 15 % des terres arables de la planète, il ne participe qu’à hauteur de 5 % aux volumes de production mondiaux. « On ne peut pas nourrir 1 milliard de personnes en continuant à travailler à la houe ! » s’emporte Eklou Attiogbevi-Somado. Pour améliorer les rendements, « il faut généraliser l’utilisation des intrants », reprend l’expert de la BAD. D’après la FAO, l’Afrique subsaharienne utilise 10 kg d’engrais par hectare, bien en dessous de la moyenne mondiale (102 kg/ha).

La situation pourrait néanmoins s’améliorer si les projets de production d’intrants se concrétisaient à travers le continent, comme celui de Gabon Fertilizer Company, lancé par le singapourien Olam et l’indien Tata Chemicals. Dans le même temps, l’irrigation n’a pas décollé, pas plus que l’utilisation de machines agricoles, malgré, là encore, des coups de pouce de l’Inde (notamment au Cameroun).

Reste que les coûts de maintenance du matériel sur place sont encore trop élevés pour permettre une mécanisation étendue, et que « les échanges technologiques sont quasi inexistants avec les populations locales », regrette Bio Goura Soulé.

Garder un oeil sur l’environnement…

… ou plutôt sur « les » environnements.

Car aux contraintes écologiques imposées notamment par les bailleurs de fonds s’ajoute l’environnement des affaires, que tous souhaitent voir « assaini ». Priorité confirmée par Bio Goura Soulé, davantage préoccupé par « l’omniprésence des lourdeurs administratives », tandis qu’Alexandre Vilgrain souhaiterait que « le cadre réglementaire se stabilise un peu pour que les investisseurs disposent de plus de visibilité ». En matière environnementale, l’Afrique serait presque vertueuse comparée aux autres continents, même si plusieurs multinationales sont critiquées pour leurs pratiques pas toujours très respectueuses. En mars, l’américain Herakles Farm a ainsi reçu l’ordre du gouvernement camerounais de suspendre ses activités dans le pays.

« En instaurant rapidement un cadre et des mécanismes de surveillance, l’Afrique évitera de reproduire les erreurs des autres », espère Eklou Attiogbevi-Somado. De leur côté, les opérateurs privés estiment que « la réglementation est parfois plus stricte qu’en Europe », pendant que les cotonniers demandent que la législation sur la culture des organismes génétiquement modifiés (OGM) soit clarifiée.

Thierry BARBAUT
Thierry Barbaut - Consultant international - Spécialiste en nouvelles technologies, numérique et intelligence artificielle. Montage de programmes et de projets à impact ou les technologies et l'innovation agissent en levier : santé, éducation, agriculture, énergie, eau, entrepreneuriat, villes durables et protection de l'environnement.