L’affaire des « Panama papers » révélée par le Consortium International de Journalistes d’Investigation a suscité une indignation immense. En Afrique, de nombreux noms ont été sortis. Le sujet est explosif et nécessite donc une réflexion posée.
On a d’abord crié au scandale sans effectuer la distinction nécessaire et importante entre optimisation et évasion fiscale.
La première est parfaitement légale et consiste à adapter au mieux la structure juridique d’un montage pour économiser en impôts. La deuxième est illégale. Ensuite, autre confusion : dénoncer les « riches » qui « planquent leur argent », sans différencier riches entrepreneurs créatifs des riches corrompus accaparant les rentes de leur pays. Bref, la sentence populaire a rapidement tout mis dans le même sac. Une analyse plus objective que celle qui s’étale à longueur d’émissions télévisées et de commentaires s’impose donc. Et, comme bien souvent, c’est le concept d’état de droit qui permettra de faire la part des choses.
En premier lieu, si le monde était un parfait état de droit, les paradis fiscaux seraient sans doute condamnables. Malheureusement, avec moins d’une trentaine de démocraties, et pour une bonne partie tout de même corrompues, le monde est malheureusement très loin d’un état de droit. Dans ce contexte, se pose alors légitimement la question du rôle de « refuge »que jouent ces paradis fiscaux pour la partie des riches et moins riches qui ont mérité leur argent et tenté de le protéger.
Quand la législation fiscale peut changer d’une minute à l’autre ou qu’elle peut ponctionner les revenus à des niveaux parfaitement punitifs, tout cela en fonction des caprices d’un gouvernement peu soucieux de préserver les incitations productives de ses citoyens, sans parler même de préserver un semblant de justice fiscale, effectivement les paradis fiscaux jouent alors le rôle, dans ce contexte précis, de soupape de sécurité. Ils permettent même en réalité que le monde tourne toujours, offrant aux créateurs un asile pour que leurs affaires puissent perdurer. Quand un entrepreneur congolais, russe ou chinois peut se faire confisquer son capital en un clin d’œil, il cherche évidemment à le sauvegarder.
À l’inverse, les paradis fiscaux deviennent problématiques lorsque des personnes en charge ou proche du pouvoir politique sont impliquées dans un détournement pur et simple de ressources nationales. Or, de l’ancien président du Soudan à la sœur du Président Kabila de RDC, en passant par le fils aîné Moubarak, le fils de l’ancien Président Kuofor au Ghana, la veuve de l’ancien président Conté de Guinée, le Ministre du pétrole angolais ou encore le Ministre de l’industrie et des mines algérien, et on en passe, la liste est bien longue des noms cités dans les papiers du Panama. Dans l’hypothèse où ces cas sont effectivement ceux de détournements avérés, le problème ne vient pas des paradis fiscaux mais bien de la corruption politique dans les pays en question.
On pourrait s’attendre à ce que les démocraties invitent ces pays à faire le ménage dans leurs pratiques opaques, avant de critiquer l’opacité des États-paradis fiscaux. Malheureusement les kleptocrates qui s’accaparent les rentes de leur pays sont bien souvent soutenus par les pays dits « démocratiques ». Un autocrate comme Denis Sassou Nguesso est notoirement soutenu par les politiciens français depuis des lustres. C’est même son « ami » Chirac qui l’a remis au pouvoir en 1997… Le type de « rentes » en question est au centre de ces amitiés peu avouables, que cela soit, du côté des démocraties, pour un accès privilégié à certaines ressources ou pour le financement de la vie politique de certaines « démocraties ».
Les nations africaines, où la corruption est notoire, ne sont donc pas les seules à poser problème. En premier lieu, les démocraties doivent se doter d’outils réels de transparence dans leurs relations avec les kleptocrates. Ensuite, même au sein les « démocraties » l’état de droit fait aussi défaut.
On se souvient en France par exemple, « démocratie » qui n’est pas avare quand il s’agit de donner des leçons de morale, que le ministre en charge de la fraude fiscale, Jérôme Cahuzac, était lui-même un fraudeur invétéré, et que les Panama Papers citent d’ailleurs son nom. La suspicion à l’égard d’un corps politique qui crée des lois fiscales iniques pour mieux s’en exonérer n’est plus, semble-t-il, limitée aux autocraties.
Venons-en donc, en troisième lieu, à l’état de droit en matière fiscale plus spécifiquement. L’instabilité et l’étouffement fiscal ne sont pas l’apanage des autocraties malheureusement. La notion de paradis fiscal ne se comprend d’ailleurs qu’à l’aune de son contraire : l’enfer fiscal. De ce point de vue, il s’agirait donc de s’indigner en urgence contre l’inquiétante inefficacité de la dépense publique d’une caste décisionnaire publique, qui se traduit en niveaux confiscatoires de pression fiscale dans les démocraties elles-mêmes.
Le silence est malheureusement assourdissant : les manifestants prennent la transparence et la redevabilité démocratique, ainsi qu’une gestion saine de l’argent public, pour acquises alors qu’elles sont très loin de l’être. (Dans ce cadre, dire que le déficit budgétaire d’une démocratie serait épongé si ses riches étaient empêchés de placer leur fortune offshore constitue un jugement tout à fait naïf de la part de gens qui sont d’ailleurs bien souvent très heureux de travailler au noir ou d’économiser en taxes.)
Militer pour une transparence des paradis fiscaux, dans l’objectif d’éviter l’amalgame entre l’argent propre et l’argent sale et ainsi lutter contre la corruption et les flux financiers illicites, parait être une bonne chose.
Il faut en revanche respecter la fiscalité attractive de ces États, qui permet en réalité de maintenir une concurrence fiscale qui exerce une saine pression sur les États trop budgétivores. Mais il s’agit également et surtout d’exiger parallèlement transparence et redevabilité de la part des dirigeants des autres pays, et ce, même dans les « démocraties ».
Emmanuel Martin est docteur en économie.
En partenariat avec Libre Afrique