Pourquoi la pratique de la corruption est-elle si répandue dans certains pays, particulièrement ceux en apprentissage de la gestion moderne et démocratique comme les pays africains ?
N’y a-t-il pas un lien entre leur pratique de la gouvernance et le phénomène de la corruption auquel se livrent les populations ?
Si elle est négativement perçue comme le moyen que l’on utilise pour obtenir certains avantages de quelqu’un, contre son gré ou contre son devoir, ce qui, à terme, conduit à la décadence et à la déliquescence de la société, comment comprendre ou expliquer ce phénomène ?
Est-il lié à la propension humaine à choisir la voie de la facilité, ou faut-il regarder du côté du système (social) lui-même qui, d’une certaine manière, incite sournoisement les uns et les autres à cette pratique ?
L’évolution vers l’Etat moderne
Dans les sociétés anciennes, celles d’avant la révolution sociale moderne du XVIIIe siècle, les plus forts commandaient et profitaient simplement du travail des autres. Dans ces sociétés-là, il n’était pas besoin de corrompre. C’est donc à partir de la modernité, fondée théoriquement sur l’EGALITE en droit des humains d’une part, et sur la répartition juste et équitable des ressources d’autre part, que vient à naître la pratique de la corruption. Mais pourquoi la corruption survient là où l’on pensait avoir accompli un énorme progrès humain et social en sortant du système de l’exploitation féodale des uns par les autres ? Pourquoi ce paradoxe ?
Tout, dans le phénomène de la corruption, part semble-t-il de ce que, désormais, l’on n’est plus dans la relation du maître et de l’esclave, mais dans celle où des gouvernants (élus par le peuple) ont été choisis pour s’occuper du bien-être de tous et de chacun.
Malheureusement, l’incapacité pour certains dirigeants, particulièrement africains, de bien maîtriser et conduire les modalités spécifiques de gestion des sociétés modernes, va être à l’origine de nombreux problèmes, notamment la corruption ?[1] Manifestement, le lien semble indéniable entre la mauvaise gouvernance, c’est-à-dire la non maîtrise ou le dévoiement des mécanismes de gestion moderne, et le développement de tous ces maux.
Qu’en est-il du bien commun ?
La révolution moderne, sur la base de l’égalité, de la solidarité et de la justice, a pour objectif de faire des biens communs et de la quête de l’intérêt général, notamment sous la forme des services publics, l’Alpha et l’Omega des nouvelles sociétés en construction. Le « Bien commun » n’est-il pas l’autre nom de l’Etat ?
Le passage des sociétés anciennes aux nouvelles est à ce prix : tourner le dos à l’exploitation « naturelle » des plus faibles par les plus forts et promouvoir l’épanouissement de tous. Plusieurs mécanismes institutionnels ont donc été prévus à cet effet : la démocratie, qui implique une véritable séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ; la liberté et l’égalité des citoyens ; la justice sociale en vue d’une bonne distribution des ressources à tous, etc.
Or, dans certains Etats, ces mécanismes ne fonctionnent pas correctement, parce que mal maîtrisés ou simplement détournés vers des fins occultes. Surviennent alors, comme des vices rédhibitoires, tous les maux que nous avons cités plus haut qui, en réalité, profitent à ces nouveaux maîtres des temps modernes.
La défaillance des Etats
En Afrique notamment, les maux en question ne font que refléter l’état de la gouvernance, c’est-à-dire sa défaillance. Si les mécanismes institutionnels fonctionnent bien, les citoyens peuvent s’épanouir dans la paix. Dans le cas contraire, c’est le retour à la loi de la jungle comme on peut le constater un peu partout sur le continent. En effet, le constat premier qui s’impose est la défaillance de nombreux Etats à accomplir leur mission d’utilité publique et de promotion de l’intérêt général.
La corruption, particulièrement, est souvent liée, dans de nombreux pays, à la défaillance de certains services publics : pénurie, dysfonctionnements divers, difficultés d’accès aux services proposés, etc.
En effet, comment faire si un centre hospitalier reçoit cent (100) médicaments là où il en faudrait mille (1000) ? Comment faire si une structure prévue pour accueillir deux mille (2000) personnes en reçoit dix mille (10000) ? Comment faire si le fournisseur ou la société prestataire de l’Etat doit attendre deux ou trois ans au lieu de six mois avant de percevoir son dû ? Comment faire pour bénéficier d’un droit qu’on vous refuse ou qu’on vous rend inaccessible pour cause de dysfonctionnement ? Dans les démocraties évoluées, les vrais combats ne portent plus sur la corruption, le racket, le népotisme, les coups d’Etat, les modifications constitutionnelles pour s’accaparer le pouvoir, mais les vrais combats portent sur les abus de pouvoir, les abus de biens sociaux, la gabegie.
Comment sortir du désordre ?
La gabegie, qui renvoie à la fourberie, à la fraude, à la mauvaise gestion et au désordre généralisé, illustre parfaitement, à elle seule, la nature de ces Etats fraîchement sortis de l’ère coloniale et incapables de porter les idéaux de la noble révolution sociale des « Lumières ». C’est pourquoi, lorsque les gouvernants de ces Etats disent vouloir lutter contre la corruption, cela ne doit pas faire rire. Cela doit signifier une chose sérieuse : qu’ils veulent peut-être bien maîtriser, à leur propre niveau, tous les mécanismes de la bonne gouvernance propres aux sociétés modernes et les appliquer pour le bien-être de tous.
C’est à ce niveau qu’il faut tuer le mal. Mais pour éviter que les déclarations restent purement cosmétiques et déclaratives, la société civile doit jouer son rôle qui consiste à surveiller attentivement le comportement de ses dirigeants. Sans cela, la corruption vivra encore très longtemps dans nos pays… Comme le soulignaient clairement les pères fondateurs des Etats Unis, une démocratie sans contre-pouvoir, qui se limiterait à des élections, s’apparenterait plus à une tyrannie.
CHRISTOPHE Yahot, Professeur Titulaire, Université Alassane Ouattara-Bouaké – Côte d’Ivoire.
Article publié en collaboration avec Libre Afrique.